lundi 10 octobre 2011

Brûlerie

L’été s’attarde, et moi aussi. Je n’arrive pas à laisser tomber mes émois comme ces feuilles encore vertes qui pendouillent, paresseuses, au bout des arbres. L’été s’acharne, résiste aux temps froids d’octobre ; et il n’y a qu’un ciel bleu à perte de vue pour m’évoquer cette froideur que tu m’épargnes à peine.

Je ne te parle pas, mais je pense à toi. 

Saint-Roch s’active pour le retour. Des pas foulent le pavé vers le souper dominical, des échanges chaleureux à table autour des reliefs d’un repas d’automne drôlement anachronique en cet été des Indiens. Je fais semblant de lire un recueil de Brault en m’attardant dans ce café, comme si tu m’y rejoindrais, comme si tu étais en route en espérant ne pas me manquer. Mais il n’y a que les succès des Rolling Stones, Jacques Brault et le fond d’un café au lait refroidissant. Ma vie vide de sens près de la fenêtre.

Cet automne, mes fabulations lambinent comme cet été pourri. J’ai rarement aussi été idiote qu’avec toi. Nos jeux de rôles forcés et la conscience d’avoir tout gâché. L’inconstance, l’insistance ; un peu d’espoir cueilli sur tes joues que j’aimais effleurer de ma bouche dans l’obscurité bleutée.

Octobre est si chaud, mais toi si froid désormais… 

L’heure avance, le café est maintenant à demi vide de ses clients. Je sais pourtant que je devrais rentrer, glisser Jacques Brault dans mon sac, quitter la fenêtre et ce point de vue banal de la Bibliothèque, avec ses clochards et ses punks agglomérés aux escaliers. J’y reste quand même, peut-être pour la raison ridicule que ce café est un peu le nôtre, que cette fenêtre était celle que je contemplais pour chasser les larmes que tu provoquais malgré toi, et que cette odeur de café fraîchement moulue se retrouvera emmêlée aux effluves de cet automne indécis. 

Mon téléphone ne sonne jamais. Tu m’appelais souvent, avant. Oh, pas toujours, bien sûr, mais tu prenais de mes nouvelles, tu t’informais de mon opinion sur l’actualité, nous parlions de choses et d’autres pendant plus d’une heure. Tu m’invitais prendre une bière, manger une crème glacée, me promener sur la côte éloignée ; je refusais – tu devenais lourd, parfois, surtout quand j’attendais autre chose d’autres hommes… Un paradis perdu que nous avons incendié par quelques pulsions frustrées de jeunes adultes en quête d’eux-mêmes. L’ambition de l’alcool qui nous a monté à la tête, et des morceaux de pots cassés. 

Rien n’est plus pareil, et j’attends encore près de la fenêtre. J’ai du café à acheter, un souper à préparer, ce stupide recueil de Jacques Brault à terminer, et quelques forces à récupérer avant de te croiser à nouveau. Le sourire fardé d’une fierté blessée.

L’automne est indécis, mais toi aussi. Vous jouez à avoir peur, cherchez le vertige, hésitez à vous noyer. Je ne sais pas si tu souhaites l’été ou l’hiver, tu me repousses pour mieux toucher mon visage d’une caresse désolée, tu te refuses pour mieux me supplier de t’aimer encore, tu prends ma main pour réchauffer la tienne. Tu as peur, et j’ai peur de t’effrayer, de t’éloigner, de te perdre pour de bon. Tu as peur d’avoir mal et de me faire du mal, mais on ne sait faire mieux que nous blesser avec l’immobilité étouffante. Alors je reste ici, rivée à cette fenêtre où deux arabes me font de l’œil au loin, rivée à ton image qui m’apparaît maintenant si friable dans mes lubies bleutées.

J’attends, car je n’ai pas le droit de m’imposer, je n’ai pas le choix de te respecter, je n’ai pas envie d’aller ailleurs, aller plus loin, d’aller trop bien…

Et je sais pourtant que tout cela reste vain ; car les filles sont trop belles, tu désertes et moi je m’attache quand même.

mardi 4 octobre 2011

Octobre

Je m'ennuie de ces jours d'octobre où toi et moi nous voyions chaque semaine. Meubler un temps étiré au pied de l'escalier jaune. Ton rire charmé, tes mains nues, nos corps timides qui s'approchaient malgré la peur de se laisser aller au vertige, aux abymes immenses qui s'ouvraient sous nos pas. Nous riions, la vie puisait son sens dans ces moments arrachés à nos jours incompatibles.

Aujourd'hui, je suis passée te voir. Tes yeux, encore, ton sourire ; des rides plus profondes au coin des yeux et quelques lueurs argentées sur tes joues brunies par le soleil déclinant. La tension, le bonheur prémâché par nos mots enlacés. Tu es content que je prenne le temps de monter jusqu'à toi malgré l'absence et la vie qui coule ; le sentiment renaît à la commissure de ma bouche.

Je me rappelle de tout. Toi aussi, je crois.

Tu te glisses sous mes yeux et les sondes quand je mentionne d'autres hommes ; mais je ris encore, un rire du printemps de mes dix-neuf ans, et le monde disparaît l'espace de quelques minutes. Je grave ma vie contre la tienne entre ces quatre murs déglingués où suintent l'humidité et l'adultère.

Je n'oublierai pas Chopin.

dimanche 2 octobre 2011

L'heure bleue

La brique est froide sous mes doigts, l’obscurité fige le temps. Je retiens des mots en trop qui forment des aquarelles bleues et vertes, celles que nous ne regarderons plus jamais ensemble, celles que nous oublierons dans les multiples galeries de la vieille ville. Cette fuite arrachée au monde, le sol inégal qui virent les chevilles, une nuit chaude et consentie. Une cassure dans le fil des jours, le monde qui s’engouffre.

Septembre, les premiers gels et l’exiguïté des peaux. Une insomnie fiévreuse nous colmatait en silence. Des rires étouffés, la froideur du matin, le monde s’arrête sur nos deux corps en suspens. « C’est l’heure bleue », m’as-tu dit. Ma joue s’est nichée au creux de ton épaule, ton cœur battait contre mon oreille. La fragilité d’une première nuit partagée, le silence banlieusard entrecoupé de souffles unis. Les derniers moments de paix. Le vertige qui s’immobilisait.

Des projets à moitié esquissés dans le vide devinrent solides dans mon miroir. Un caprice, un aller-retour à la baie où tu me parlais de ton avenir, de tes idées, des oiseaux blancs. Tu avais posé ta tête sur mon épaule. Un flux de désir au creux de moi, l’anonymat des villages permettait l’impossible. J’aurais pu t’aimer, je crois.

Mais cette fuite s’agissait d’un empressement, d’une erreur. Le foudroiement qui gèle la tendresse, qui éveille l’effroi. L’officiel invoqué sans raison tue toujours la passion, aussi buissonnière soit-elle. Nous avions beau chercher l’émotion initiale, souhaiter faire revivre l’heure bleue, l’échec se profilait, nous fracassait. 

Le ciel gris, la pluie sur mes paupières. Ruissellement d’orages qui effacent la marque de ta bouche sur la mienne. Plus jamais de mains enlacées, plus d’odeur fraîche de lessive dans mon cou, d’heure bleue écoulée dans un lit trop petit. Seulement une poigne amicale contre mon épaule, un réconfort de circonstances qui feigne de panser l’œil vitreux, la moue crispée.

J’aurais voulu pleurer ; au lieu de quoi, je m’excusais de mon trouble. Je t’ai dit que je comprenais. Tu savais que c’était faux.

La brique est froide, le vent glacial. Mon écharpe pressée contre mon cou retient les mots que je ne te dirai jamais. Les souvenirs s’enroulent avec les franges, labourent mes joues et glissent contre tes doigts. J’ose à peine te regarder dans le mouvement bruyant et faux du monde. Je réintègre la viduité du sens de la vie, son arbitraire. Et l’automne reçoit mes esquisses d’histoire qui tombent comme la pluie dans les flaques d’eau. L’heure bleue s’y reflétera un jour pour d’autres.

Je n’ai plus que l’odeur de terre humide et de feuilles mortes.