samedi 15 janvier 2011

Misia au piano

Premier travail pour mon cours de Création de cette session d'hiver. Écrire sur les couleurs, écrire sur l'art : je m'inspire donc de la toile qui sert d'accueil à mon blog, Misia Natanson de Toulouse-Lautrec, et vous partage ce texte qui m'a occupée pendant cette morne soirée de travail à l'hôtel. 

=============================

Les doigts de Misia dansaient sur le piano avec fluidité, et la musique se glissait jusqu’à nous. Harmoniques et mélodies qui nous hypnotisaient et qui tenaient notre petite société réunie dans un mutisme déférent. Les bouquets de note qui naissaient sous ses doigts, les longues phalanges pâles et graciles qui détonnaient à peine sur la couleur des touches. Le blanc crémeux d’une chair de petite fille, la pigmentation d’une rose comme celle qu’elle portait aux cheveux. Et sur le teint lacté, une bouche rouge comme une cerise offerte à mon regard, un élixir d’amour dont je m’étais grisé, une nuit et que je redemandais encore. 

Misia jouait, ses yeux foncés balayaient la partition avec la vitesse d’une caresse interdite, celle qui nous avait d’abord réunis. Un vert sombre, profond, le vert des nuits de Cannes subrepticement passées à discuter philosophie et Impressionnisme. Elle était toute jeune, alors, dix-huit ans, dix-neuf peut-être. Cette longue chevelure châtaine qu’elle ne dénouait que dans l’intimité et qu’elle avait héritée de sa défunte mère, j’en humais encore le parfum musqué, les relents de jasmin et d’épices qui m’avait poussé à ne pas la reconduire sagement à sa chambre, ce soir-là. Aujourd’hui, relevés en chignon, ils m’apparaissaient presque roux dans l’éclat du salon qu’elle habitait désormais avec son mari. Sa nuque délicieuse comme offrande à la lumière, à mon regard indécent ; la musique qu’elle nous offrait berçait mes rêveries et je m’imaginais poser un baiser sur la peau tiède, juste au-dessus des perles qu’elle portait, qui rappelaient la teinte de ses joues. Rose pâle, l’éclat fugitif d’une nova dans un ciel de janvier. 

Son mari la contemplait avec une satisfaction orgueilleuse, comme une œuvre d’art dont il connaissait la valeur, comme la cause de son succès politique et de ses quelques millions. La lippe gourmande et les doigts gras qui froisseraient la rose dans ses cheveux, qui déchireraient l’organdi couleur d’orchidée violacée, une fois les invités sortis. Misia était une fleur, sa peau blanche de lys, sa bouche en bouton de rose, ses cheveux qui sentaient le jasmin ; et son mari la froissait, la fanait. 

Je m’attardai au papier peint des murs pour chasser ces pensées outrageantes. Des arabesques d’un bleu de nuit et d’un rose ballet s’enchevêtraient au turquoise de la trame en une danse envoûtante, lascive malgré la froideur du fond. Une tapisserie que le couple avait dû acheter chez les tenants de l’Art nouveau, d’un prix possiblement trop élevé pour son goût selon moi douteux. 

Je me rappelais de son rire qui éclatait dans le bleu sombre du ciel, de ses joues rouges d’avoir bu trop de vin. Elle portait une robe légère, bleu d’Antibes, et elle avait laissé ses gants à l’hôtel. J’avais feint savoir lire dans les lignes de la main seulement pour sentir sa paume chaude contre la mienne, et elle exulta d’une joie vaniteuse quand je lui dis qu’elle deviendrait un jour la reine du Tout-Paris. Les lueurs dorées et les battements de ses cils fauves étaient ce soir-là tout mon bonheur. 

Nous avions fumé des cigarettes piquantes, et elle avait toussé plusieurs fois avant d’en apprécier pleinement les arômes. La fumée bleue nous cachait, deux silhouettes de plus en plus proches dans la pâleur presque scandinave du brouillard des cigarettes. Sa main nue, sa taille tendre dangereusement trop près de moi. Une Vénus de Chypre appuyée contre les garde-fous qui ne savaient plus garder notre folie. 

« Ne le dîtes surtout pas à mon père ! » 

J’avais souri, lui avais à nouveau tendu mon porte-cigarettes. Son air victorieux et la luminosité de son regard corroboraient mes prédictions improvisées : cette femme régnerait un jour sur le gratin social et culturel de Paris. 

Le silence soudain m’extirpa de mes souvenirs. Elle venait de terminer une valse de Chopin et s’attaqua aussitôt à quelques mazurkas. Elle avait gardé toute sa jeunesse, la pâleur de ses mains, la teinte rose boléro de ses lèvres. Quelques années plus tard, Ravel s’inspirerait de la moue capricieuse pour son Boléro, sa chaleur, son intensité sensuelle mais interdite. Lorsqu’elle parlait, c’était tout l’érotisme de l’Espagne qui naissait sur ses lèvres, l’effervescence d’une nuit chaude volée au temps, la fraîcheur d’une orange consommée sous le porche de l’hôtel. Je l’aimais, je pense. 

Son mari et les quelques intimes qu’elle avait invités pour ce récital ignoraient probablement tout de cette nuit-là, des parfums de sa peau qui demeuraient sur mes doigts au lendemain, de la chaleur de son haleine contre ma bouche, de cette fleur que j’avais, pour la première fois, cueilli dans des draps de soie blanche. Ses doigts de pianiste étaient si maladroits sur les corps que, pris d’un éclair de lucidité, je la ramenai presque à son père ; mais ses cheveux couleur terre de Sienne qui tombait sur ses seins m’en dissuadèrent et je me noyai dans leur force, dans leur bain d’épices. 

On applaudissait. Elle se leva, salua en un léger bruissement de sauge et de soie. Son mari lui tendait la main, et j’eus le temps de capter une dernière fois le vert nocturne de son regard avant de la perdre à ses convives. 

Je n’avais plus rien à faire chez les Natanson, et sortis dans le janvier désert d’un Paris hostile à mes vieux jours.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Un des plus beaux textes que j'aie lus par un frais après-midi de janvier.