mercredi 12 mai 2010

Une atmosphère de confessions partagées à la lueur vacillante d'une chandelle

J'écoutais un vieux cd des Nocturnes de Chopin ce matin. Interprétés par Adam Harasiewicz (ben oui, j'suis allée voir mon iTunes pour l'écrire !). Mon premier cd de musique classique que j'étais allée m'acheter avec Maude en séchant un cours de socio un vendredi après-midi, il y a un an et demi certainement. Octobre 2008, il me semble. Après une discussion avec Yolaine, dans les premières, celles qui me surprenaient encore de durer une heure. Du temps où ces débuts d'amitié m'étaient tellement incertains, tellement précaires. Du temps où j'étais un peu moins exigeante. Un peu moins gourmande. Un peu moins naturelle, aussi. Moins désillusionnée et affectée par son introversion et son fichu protocole.

J'avais acheté ce cd, donc, ainsi que mon Werther, lu et relu maintes fois depuis. J'avais acheté cette version-ci des Nocturnes parce que je la trouvais belle, avec une lune sur le dessus et un ciel mauve. Et, dans tous les disques de Chopin que j'ai entendus depuis cet achat, c'est encore cette interprétation de Harasiewisz que je préfère. Feutrée, intime, sombre. Encore plus romantique que les autres, peut-être. (Si Benjamin me lisait, il sourirait...)

J'ai tellement écouté ce disque qui me renversait. L'intensité des pièces, mille fois rendue par Harasiewisz, me bouleversait, me troublait toujours ; c'était comme si mon coeur s'exaltait et sursautait aux variations musicales et à la mélodie déchaînée du piano. J'en avais chaque fois des frissons. J'écoutais, fébrile, alerte à ce que m'évoquait ce jeu dramatique du pianiste polonais ; c'était parfois quasi-jouissif, je n'étais plus terrienne mais aérienne, stellaire, à voguer dans l'infini avec les notes chaudes de Chopin. L'écoute qui donne des frissons, « épidermale » comme m'avait dit B. la première fois que l'on s'était vraiment parlés.

Et puis, à force de les écouter, en faisant un travail sur l'un d'eux (le Nocturne n° 19, le plus beau à mon sens !), leur beauté en est venue à moins m'affecter, à moins me toucher. L'habitude s'était installée, les nocturnes passait et je les écoutais moins. J'avais soif d'autre chose, de symphonie grandiose, de ballets cristallins, de courtes pièces avant-gardistes à la Satie ou Debussy. Chopin, certes, me plaisait toujours, mais je n'allais plus y pêcher de l'émotion forte, des tremblements d'intensité, des battements de coeur plus prompts, plus fébriles. J'avais besoin d'autre chose, Chopin s'appliquait moins à ma vie, devenue plus rocambolesque peut-être, moins lourde d'épanchements.

Puis, ce matin, j'ai eu envie d'écouter Chopin. Ça m'a carrément heurtée. Percutée. Chopin jouait, et je voulais me briser, me déchirer, devenir cette douleur que j'écoutais et qui devenait mienne par l'entremise du piano. N'étant pas particulièrement déprimée, pas particulièrement triste, je souffrais parce que Chopin et ses nocturnes me partageaient leur souffrance. C'était grandiose, c'était fort. Je voulais carrément disparaître, ne devenir qu'émotion, retrouver cette source de tourments qu'on possède tous à quelque part et me fondre en elle. M'abîmer dans Chopin. M'étioler devant Chopin.

Je ne voulais plus lire Proust, seulement écouter le piano et me remémorer. Me ressouvenir. Être revisitée par ces images d'avant, par ces discussions musicales dans un bureau fade et sans fenêtre. Ou celui sombre et humide, malgré la fenêtre et le piano.

« Jeune fille romantique. » Greffée ainsi dans une mémoire attentive, sensible, pas habituée à recevoir la visite d'anciennes étudiantes intéressées et amicales. Ça le faisait rire, de me caractériser comme romantique ; ça devait peut-être lui faire plaisir, au fond, d'être capable de me cerner.

Comme le concerto de Liszt que je lui avais dit avoir beaucoup aimé. « C'est romantique ! » m'avait-il dit, en riant, en baissant les yeux puis en les relevant, chatoyants, brillants, pétillants, sur mon humble personne satisfaite de l'avoir fait rire.

C'était souvent comme ça. Cette espèce de conquête mutuelle par la parole, par le rire, par le regard. Se toucher, se caresser avec nos mots. Faire l'amour, un peu maladroitement, à travers les discussions de musique, d'art, de littérature. On parlait mais les paroles entraient en collision, valsaient tantôt doucement, tantôt passionnément, pour freiner, pour soulager notre désir. Avec son choix de vocable qui frôlait l'érotisme, avec mon enthousiasme un peu précipité, ma propension à me lancer dans ce qu'il disait avec un éclectisme presque sexuel, on aurait couché ensemble que les choses en seraient peut-être au même point aujourd'hui. Bien sûr que non, mais c'était peut-être la seule manière que notre conscience rationnelle avait trouvé pour pouvoir s'abîmer l'un dans l'autre sans se perdre, sans imposer le joug des conséquences habituelles de l'infidélité.

Voilà ce à quoi je pensais quand, assise sur un banc dans un arrêt d'autobus à l'ombre d'un feuillu quelconque, j'écoutais Chopin.

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